Février 2022
Formation infirmière
Après cinq ans d’études d’ingénieur civil dans une école polytechnique suisse, un nouveau collaborateur rencontre le directeur général d’une entreprise réputée. Au terme d’un court entretien, ce dernier y met fin en disant : « Nous nous reverrons dans une année et nous examinerons l’orientation que vous souhaitez donner à votre carrière. D’ici là, je vous souhaite beaucoup de plaisir dans la découverte de votre profession ». Bizarre? Non! Cet employeur et ses collègues lui ont tout simplement « offert » douze mois rémunérés pour commencer sa vie active et passer sans encombre du milieu académique à celui de la pratique.
Songeant à cette histoire et à l’arrivée des nouvelles et nouveaux diplômés en soins infirmiers (ND) dans le monde professionnel, des questions surgissent : comment cela se passe-t-il pour eux? Que peuvent faire les milieux cliniques ou de formation pour faciliter cette étape de la vie professionnelle?
La transition des ND à la vie active est une préoccupation disciplinaire au moins depuis les années 70. À cette époque, il leur est reproché, par exemple, de posséder des connaissances théoriques insuffisantes pour pratiquer (Al Mekkawi et El Khalil, 2020). Diverses autrices, telles Kramer (1974), Benner (1984) et Duchscher (2001), se sont succédées au fil des ans pour théoriser ce phénomène, à tel point qu’il est considéré aujourd’hui comme relativement prévisible (Hampton et coll., 2021). Parallèlement, de nombreux travaux de recherche n’ont cessé de décrire les expériences cuisantes vécues par les ND à leur arrivée dans le monde du travail. Les scientifiques ont rapporté leurs effets délétères sur les ND, sur les dynamiques d’équipe, la qualité et la sécurité des soins, ou sur le marché du travail (Al Mekkawi et El Khalil, 2020; Kreedi et coll., 2021; Ledesma, 2017; Roy et Robichaud, 2016). Ils ont constaté à quel point, du fait de la complexification des prises en charge, les attentes envers les ND se sont élevées (Al Mekkawi et El Khalil, 2020; Roy et Robichaud, 2016). Ils ont souligné que l’environnement dans lequel débute leur carrière professionnelle s’est passablement péjoré (Al Mekkawi et El Khalil, 2020; Kreedi et coll., 2021; Ledesma, 2017; Roy et Robichaud, 2016).
Les milieux cliniques ont été encouragés à considérer l’accueil des ND comme relevant de la responsabilité de chaque groupe professionnel dans les institutions de santé (Hampton et coll., 2021; Kreedi et coll., 2021; Roy et Robichaud, 2016). Il leur a été conseillé de laisser aux ND le temps de développer les compétences nécessaires pour assumer une pleine charge de travail (Roy et Robichaud, 2016), de leur offrir des programmes d’orientation centrés non seulement sur les aspects cliniques, mais également sur des aspects tels que les processus de socialisation professionnelle (Hampton et coll., 2021; Ledesma, 2017; Roy et Robichaud, 2016), le management du stress et les composantes du choc de transition (Hampton et coll., 2021). Il leur a aussi été recommandé de veiller à ce que les personnes responsables de ces programmes soient suffisamment bien formées (Hampton et coll., 2021; Roy et Robichaud, 2016).
Des recommandations ont aussi été faites aux milieux de formation. Ils ont été invités à mettre en œuvre un enseignement favorisant la réflexivité et reposant sur la résolution de problèmes (Al Mekkawi et El Khalil, 2020). Il leur a été conseillé de préparer étudiantes et étudiants au choc de transition. Les futurs diplômés et diplômées doivent acquérir des outils de planification et de gestion du temps, être formés à déléguer et superviser, s’exercer à problématiser la manière de trouver un équilibre entre valeurs personnelles, enseignements reçus et pratiques professionnelles, et être accompagnés dans le choix d’un premier lieu d’exercice pour qu’il leur corresponde (Hampton et coll., 2021). Les scientifiques ont aussi insisté sur la qualité de l’encadrement des expériences cliniques durant la formation : les stages se sont en effet révélés être très efficaces pour exercer la mobilisation des connaissances et habiletés en contexte, mais sont aussi des occasions de se confronter précocement à la culture professionnelle et aux exigences attendues (Al Mekkawi et El Khalil, 2020; Kreedi et coll., 2021).
Malgré l’ensemble de ces travaux, les expériences des ND à leur arrivée dans la vie professionnelle n’ont que très peu évolué en 30 ans (Kreedi et coll., 2021). Les recommandations demeurent les mêmes pour les instances décisionnelles, milieux de formation et de pratique (Al Mekkawi et El Khalil, 2020; Hampton et coll., 2021; Roy et Robichaud, 2016). L’arrivée et le maintien des ND dans le monde professionnel sont pourtant vitaux pour répondre aux besoins de santé de la population (Al Mekkawi et El Khalil, 2020; Kreedi et coll., 2021). D’autant plus, que ces nouveaux professionnels arrivent dans un contexte pandémique ou leurs collègues sont épuisés, désillusionnés, voire ont même quitté la profession. Alors, comment pouvons-nous penser collectivement la manière de favoriser la résolution de la transition des ND à la vie active? Une majorité des articles proposés dans ce numéro du S@voir inf. – Formation infirmière plébiscite une collaboration beaucoup plus intense entre instances décisionnelles, milieux de formation et d’exercice professionnel.
Plusieurs milieux cliniques et de formation font figure de leaders et peuvent inspirer les autres, car ils ont mis en œuvre conjointement ces recommandations. Elles demandent un leadership infirmier reconnu et valorisé. Cependant, elles nécessitent le financement adéquat de postes d’infirmières gestionnaires et de conseillères en soutien à l’intégration. Or, les milieux cliniques, et plus particulièrement les infirmières et infirmiers, ont vécu et vivent des restrictions budgétaires qui limitent leurs actions en la matière. Il est donc impératif que la profession puisse influencer les grandes orientations, les décisions et bénéficier de ressources tant humaines que financières pour assumer ses missions, celle-ci en particulier.
Praticiens, enseignants, gestionnaires et chercheurs en sciences infirmières, nous appartenons toutes et tous à la même profession! Il est urgent de considérer la réussite de cette transition à la vie active comme un objet commun relevant de notre responsabilité conjointe. Elle doit devenir une préoccupation continue partagée. Nous sommes en effet imputables collectivement, comme le sont les ingénieurs ou d’autres professions, de la qualité des services que nous délivrons sur le long terme. Vu les défis à relever, les progrès limités en la matière jusqu’ici, et les conséquences de la pandémie COVID-19 sur la profession, soigner la transition des ND à la vie active doit nous rassembler et nous mobiliser rapidement partout dans le monde. Et des moyens doivent être mis à notre disposition par les décideurs pour réussir ce défi.
C’est le souhait que nous formulons pour 2022. Bonne lecture et prenons soin de nous et de notre profession !
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