Des enjeux multiples pour la formation infirmière dans le contexte sanitaire lié à la Covid-19

Sous la coordination de

Jacynthe Pepin

La crise sanitaire liée à la Covid-19 qui a connu une première vague entre mars et juin 2020 a nécessité, dans une logique de solidarité, que les étudiantes et les étudiants assurent les renforts nécessaires auprès des professionnels soignants dans les unités de soins en milieux hospitaliers et communautaires des systèmes de santé. Dans certains cas, ils ont été aussi amenés à réaliser d’autres missions, par exemple de gardes d’enfants des professionnels hospitaliers durant la période de confinement. Leur mobilisation est de nouveau sollicitée depuis quelques semaines selon la situation épidémique des pays.

L’engagement des étudiantes et étudiants dans ce contexte inédit et complexe ainsi que les plans de continuité d’activités, plans de déconfinement et plans de rentrée de formation 2020-2021, mettent en lumière différents enjeux de la formation infirmière. Les membres du Conseil consultatif sur la formation infirmière (CCFI) du SIDIIEF soulignent, dans ce texte collectif, des enjeux particulièrement centraux qu’ils ont observés dans leurs milieux respectifs: enjeux numériques, enjeux de distance relationnelle et de santé mentale, enjeux d’identité et d’attractivité de la profession et enjeux de pilotage stratégique des instituts de formation, écoles et facultés de sciences infirmières. Nous les présentons sous forme de conversation.

Des enjeux numériques

Rima SASSINE-KAZAN
Rima SASSINE-KAZAN
Université St-Joseph de Beyrouth
LIBAN

«La crise actuelle du coronavirus a éclaté au Liban, comme un coup de tonnerre dans un ciel bleu. C’est notre vie normale qui s’est arrêtée d’une manière abrupte, couplée à une crise sociale, politique et financière; l’ambiance n’est pas au calme, a dit le Recteur de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth (USJ, 27 mai 2020). Dans cette lutte contre la maladie et ses avatars, l’USJ n’a pas baissé les bras, les différentes institutions académiques et les enseignants se sont mis à l’heure de l’enseignement numérique avec succès. Plusieurs formations numériques ont été effectuées auprès des enseignants de l’USJ sur les outils collaboratifs d’enseignement à distance en utilisant plusieurs plateformes (telles que Zoom, Teams et Moodle), ce qui a permis aux enseignants de s’adapter au mieux pour pouvoir relancer leurs enseignements. Toutefois, certains enseignants et étudiants ont rencontré plusieurs difficultés au cours de l’enseignement à distance, liées soit à une mauvaise connexion internet, à la non-disponibilité des ordinateurs chez certains étudiants ou à cause de la coupure d’électricité répétitive au Liban. Afin de pallier ce problème, les séances d’enseignement ont été enregistrées pour donner accès aux étudiants afin de pouvoir suivre la formation en ligne et d’une façon asynchrone. D’un autre côté, l’université était ouverte pour que les professeurs se déplacent sur place pour assurer l’enseignement à distance.»

«Dans le cas du Gabon, les enjeux de formation due à la pandémie de la COVID-19 sont réels. En effet, plusieurs enseignants et étudiants n’ont pas accès aux outils (internet, ordinateur ou téléphone portable) leur permettant de dispenser ou recevoir des cours à distance. Un facteur contraignant l’usage des technologies à distance est celui des ressources financières. Les étudiants, pour la plupart sans ressources financières conséquentes, se retrouvent dans l’impossibilité de payer des forfaits internet afin de participer aux cours en ligne. Par conséquent, n’ayant pas accès à internet et encore moins à un ordinateur, l’enjeu de formation est bel et bien réel. De plus, il y a aussi la notion de familiarité avec les outils informatiques de la part des apprenants et des enseignants. Pour contrer cette limite, des formations ont été initiées à l’égard des enseignants. Nonobstant, le problème essentiel est l’accès aux outils de base. Au Gabon, certains établissements privés ont pu débuter des cours en ligne grâce aux outils non payants tels que Zoom. Toutefois, le manque d’interaction de la part des apprenants devient un facteur contraignant très important.»

Cynthia TIGALEKOU
Infirmière, Ph. D.
GABON

Marielle Boissart
CHU de Rennes
FRANCE

«Cette crise nous a amenés [en France] à transformer de nombreuses séquences pédagogiques sur des plateformes d’enseignement à distance, des visioconférences, chats, clavardages, etc. Elle offre l’opportunité de développer le partage de documents et outils, la gestion du temps et de l’organisation des étudiants de manière plus adaptée au rythme de vie et contraintes individuelles. Hormis la vigilance à avoir sur l’accessibilité aux outils numériques par les étudiants, des limites ont été perçues du fait de l’enseignement totalement à distance durant la première vague. En effet, les étudiants, malgré les accompagnements à distance des formateurs, ont relevé l’importance des interactions sociales dans le processus d’apprentissage pouvant être limitées dans un dispositif totalement distanciel. Des risques de démotivation, de saturation cognitive et de décrochage de la formation ont surgi. Ces limites nous amènent à développer davantage les formats hybrides, tout en étant vigilants à assurer un e-tutorat et un dosage mesuré de la formation à distance. Les équipes pédagogiques ont pu déployer de nouvelles compétences et de la créativité dans les dispositifs proposés.»

«En Suisse romande, le vécu des étudiants mobilisés dans le plan d’aide aux milieux de soins a également été très lourd. Se sentant rapidement seuls ou devant faire face à des situations dont la complexité était nouvelle [et exigeait leur adaptation très rapide], ils se sont souvent sentis démunis. Dans ces situations, l’encadrement qui a été réalisé par le corps enseignant s’est révélé d’un soutien précieux. Nous avons mis sur place un enseignant de référence pour chaque dizaine d’étudiants. Ces derniers devaient réaliser des autoévaluations quotidiennes de leurs prises en charge des patients et échangeaient, via les modalités de visioconférence ou par téléphone, avec l’enseignant de référence. Ainsi s’effectuait, au moins hebdomadairement, un débriefing à distance des situations vécues dans la manière de réaliser la prise en charge, mais surtout dans l’accompagnement affectif et émotionnel des étudiants. Les lectures à ce propos montrent effectivement combien le lien socioaffectif maintenu avec l’enseignant s’avère essentiel dans le rapport à l’apprentissage de l’étudiant: motivation à la tâche, implication, autonomie. Cela n’a pas été sans conséquence pour les enseignants dont la charge de travail s’est alourdie et la temporalité modifiée, les échanges avec les étudiants se faisant après leur journée de travail en soirée très souvent».

Valentine ROULIN
Institut et Haute École de la Santé La Source
SUISSE

Edith ELLEFSEN
Edith ELLEFSEN
Université de Sherbrooke
Québec, CANADA

«L’enjeu le plus important que j’ai rencontré dans mon enseignement au Québec a été et demeure la conciliation du travail avec la famille et les études. Pour des infirmières qui complètent leur formation universitaire, conjuguer travail (plusieurs journées de travail sans congé), famille (difficulté de la formation à distance en présence des enfants) et études (retard dans la remise des travaux en raison du manque de temps et de l’épuisement professionnel) est un sérieux défi. Ainsi, maintenir l’engagement des étudiants alors que la crise se poursuit demeure un défi central de formation. S’ajoute dans le contexte le retrait des congés d’études par les employeurs, une problématique au regard de la diplomation des étudiants».

Des enjeux de distance relationnelle et de santé mentale

Valentine ROULIN
Institut et Haute École de la Santé La Source
SUISSE

«Un facteur ayant eu des impacts majeurs sur la formation en Suisse romande a été celui de la distance relationnelle. Effectivement, dans un contexte de formation centrée sur la relation humaine et l’empathie, réaliser des séminaires dédiés à la relation d’aide, l’entretien systémique, l’entretien thérapeutique et autres, à distance s’est avéré fort difficile. Le recours à des ressources en ligne diverses, y compris des entretiens filmés, n’ont pas permis cette qualité interactionnelle que seul le présentiel permet encore, fort heureusement! Toucher, être dans la juste présence avec le patient et sa famille font partie des compétences qui ne peuvent s’apprendre à distance. Actuellement, après une période de confinement entièrement en mode distancié, puis un retour déconfiné en mode hybride, tant dans la présence que la synchronie à distance, nous sommes, cet automne, dans une pédagogie co-modale. Les séminaires et ateliers sont eux maintenus en présentiel, avec port du masque, ce qui ne s’avère pas gênant, car cela immerge les étudiants dans la réalité professionnelle actuelle, notamment concernant les séminaires relationnels».

Des enjeux d’identité et d’attractivité de la profession infirmière

Marielle Boissart
CHU de Rennes
FRANCE

«Cette crise révèle avec force le rôle prépondérant tenu par les infirmières dans le système de santé, les politiques de santé et l’expertise clinique qu’ils développent. Les étudiants ont pu le mesurer tout en déplorant malheureusement le manque de ressources disponibles dans les établissements de santé et médico-sociaux mettant parfois à mal leurs motivations et projets professionnels. Nous constatons toutefois que la formation reste très attractive du fait du nombre de candidats sur la plateforme de sélection d’entrée en formation qui recueille, encore cette année, le plus de demandes comparativement aux autres formations de l’enseignement supérieur».

«Cette crise est également porteuse de sens dans les apprentissages des étudiants concernant l’apprentissage des règles de bonnes pratiques en hygiène, la prévention des risques infectieux, les règles d’habillage et de déshabillage lors d’une situation sanitaire exceptionnelle dans une dynamique de prise en soins individuelles et collectives».

«La pandémie a ravivé les forces et les défis de la formation des infirmières au Québec. Certaines superviseures cliniques, notamment les infirmières en pratique avancée, ont été rappelées pour jouer des rôles bien en deçà de leurs compétences cliniques parce qu’elles possédaient un leadership mobilisateur. Par conséquent, la formation clinique des infirmières praticiennes a été marquée par des pauses et un retard à la diplomation, particulièrement en soins de première ligne. La pandémie a rappelé ce rôle bien souvent négligé, voire abandonné en Amérique du Nord, des infirmières hygiénistes, de l’importance de l’application de mesures sanitaires, de la vaccination et de la gestion de pandémie. Les infirmières sont partout les chefs de file de ces savoirs et des leaders dans l’organisation des environnements sécuritaires».

Caroline Larue
Caroline LARUE
CIFI- Québec
CANADA

Des enjeux de pilotage stratégique

Marielle Boissart
CHU de Rennes
FRANCE

«L’organisation de cellules de crise en interne, avec les partenaires qui accueillent les étudiants en stage et des liens permanents avec les tutelles sécurisent le dispositif en permettant l’adaptation, de manière conforme et agile, des modalités de formations pour garantir les diplomations. La question se pose toutefois aujourd’hui de la pérennité de ces adaptations si la situation sanitaire devait perdurer au regard des exigences à maintenir au niveau des compétences attendues pour ces futurs professionnels. Ainsi, les retours d’expériences réalisés avec les étudiants, les équipes soignantes et les équipes pédagogiques dans les instituts témoignent de l’importance des dispositifs hybrides, de l’accompagnement des étudiants et des équipes avec un management de l’incertitude, d’une communication claire, transparente et mesurée, pour répondre aux enjeux de poursuite de formation et de diplomation».

«Tout à fait: les actions rapides et concertées des professeurs, des enseignants de clinique et des personnes en soutien technologique et organisationnel, orchestrées par une direction stratégique, ont favorisé la diplomation des cohortes 2020. Parmi les facteurs de succès pour la poursuite de la formation et pour la diplomation, tout en répondant à des impératifs de soins dans les milieux de santé, se trouve la communication entre les membres de la direction facultaire et les représentants des associations étudiantes. Je retiens que leur contact hebdomadaire a permis aux représentants de relayer des informations, de faire part de leurs besoins et de répondre à des inquiétudes. Des diplômés soulignent la chance qu’ils ont eue d’être impliqués dans le processus décisionnel».

Jacynthe Pepin
Jacinthe Pepin
CIFI
Québec, CANADA
Rima SASSINE-KAZAN

Rima SASSINE-KAZAN
Université St-Joseph de Beyrouth
LIBAN

«Enfin, pour que cette relance des activités pédagogiques se fasse dans les meilleures conditions et qu’elle puisse être suivie et globale, les doyens, les directrices et les directeurs, ainsi que leurs adjoints, ont été sollicités pour assurer le cadre administratif et académique adéquat en préparant les emplois du temps des différents programmes, tout en informant les enseignants et étudiants des calendriers mis en place et changés d’une façon permanente, dans un esprit de solidarité sans limites, afin que le savoir puisse être dispensé au-delà des crises par lesquelles passe notre cher pays [Liban]!»

En définitive, les instituts de formation, écoles et facultés de sciences infirmières de la francophonie ont misé sur leurs forces et ont développé avec agilité de nombreuses stratégies pour faire face aux enjeux numériques, de distance relationnelle et de santé mentale, d’identité et d’attractivité de la profession ainsi que de pilotage stratégique. Bien que le travail se poursuive au milieu de la deuxième vague, le partage des initiatives internationales est une voie de résilience face à une pandémie qui demeure très active.

Cet article est issu de l’éditorial du dernier S@voir inf sur la formation infirmière. Il est rédigé par les membres du conseil consultatif sur la formation
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